Le terme « bokeh » est très à la mode actuellement, il sert à définir la qualité esthétique, toujours très subjective du flou d’arrière plan dans une image.
Il viendrait d’un terme japonais « boke » qui signifie « flou », et serait apparu en 1997 dans le magazine américain Photo Techniques.
L’oeil dans son système de vision a une profondeur de champ très étendue, ce flou d’arrière plan ne peut donc être rendu que par un système optique. Dans une image, il peut être intéressant de limiter la profondeur de champ, pour que le regard de l’observateur de l’image se focalise et se concentre naturellement sur la partie nette de l’image, la vision étant moins perturbée par un environnement détaillé. Ce flou d’arrière plan peut être progressif suivant la profondeur de champ « allouée » par la combinaison du système optique et du format du support de prise de vue.
Il y a un aspect culturel dans le rendu d’une absence de profondeur de champ. Nous sommes habitués aux images des films de cinéma qui depuis longtemps utilisent une profondeur de champ réduite dans des scènes d’intérieur, sans doute d’abord pour des raisons techniques (la quantité d’éclairage est limitée et conduit à utiliser les objectifs avec des ouvertures assez grande) mais aussi narratives, afin de concentrer le regard sur les acteurs. Bien sûr il y a des exceptions, Citizen Kane, qui s’était fait remarqué au contraire pour l’étagement des plans nets dans la profondeur de l’image. Actuellement les utilisateurs d’APN en mode vidéo utilisent souvent des filtres de densité neutre (fixe ou variable) sur leurs objectifs afin de pouvoir travailler à plus grande ouverture et donc limiter volontairement la profondeur de champ. Pratique qui est (était) utilisé également au cinéma en extérieur, les filtres de conversion, lumière artificielle / lumière du jour étaient souvent combinés avec un gris neutre du type N3, N6 ou N9 (respectivement 1, 2, 3 diaphragmes d’absorption).
Le rendu de ce flou dépend de plusieurs facteurs : la focale, la formule optique de l’objectif qui joue un rôle important de part le type de correction des aberrations qu’elle induit, l’ouverture du diaphragme et le nombre de lamelles qu’il comporte.
Ce dernier critère va déterminer le rendu des cercles visibles sur les hautes lumières et réflexions spéculaires. Ce seront des cercles parfait en général à pleine ouverture dans la zone centrale de l’image, ensuite on peut deviner le nombre de lamelles suivant la forme : pentagone pour 5 lamelles par exemple. Certains objectifs comportent des lamelles arrondies pour limiter l’aspect polygonal, mais c’est en général sur des objectifs haut de gamme ou très anciens.
Les objectifs de chambre très anciens avaient des diaphragmes à valve, il s’agissait d’une plaque de tole, percée d’un trou rond qui se glissait dans l’objectif. Parfois au lieu d’être rond il pouvait avoir une forme d’étoile par exemple, pour au contraire donner un rendu spécifique. Actuellement certains fabricants remettent sur le marché, souvent avec des financements de crowdfounding, des objectifs avec de vieilles formules qui peuvent comporter des dispositifs à valve.
Les objectifs modernes comportent souvent des lentilles asphériques, qui même si elles sont obtenues désormais par moulage, demande un polissage. Suivant le soin accordé à cette opération, il n’est par rare d’apercevoir des cercles concentriques dans ces ronds flous, en anglais on les appelle « onions rings » parce qu’il font penser à l’aspect d’un oignon coupé. Même pour les lentilles bien polies, il peut subsister à la périphérie deux trois cercles concentriques. Ceux-ci peuvent prendre un aspect légèrement colorés (vert ou magenta en général) suivant comment les aberrations chromatiques sont plus ou moins bien corrigées.
Les aberrations optiques jouent un rôle important dans le rendu du « bokeh » et notamment la correction de la sphéricité et de l’astigmatisme. La sphéricité si elle est sur-corrigée va donner des cercles plus lumineux à la périphérie qu’au centre, sous-corrigée ce sera l’inverse. L’astigmatisme mal corrigé donnera un flou différent, donc une lisibilité différente, sur des motifs comportant à la fois des lignes horizontales et verticales, comme des fenêtres par exemple.
La forme des cercles peut prendre un aspect différent, plus ils sont sur les bords de l’image. En général ils s’ovalisent et ressemblent à l’iris des félins, c’est pourquoi on appelle cela le « cat’s eye bokeh », cela est dû à l’inclinaison des rayons lumineux et/ou à un vignettage mécanique de l’objectif dans son sytème de monture et son adéquation avec l’appareil photo.
Des expressions comme « Monster bokeh lens », « Swirly bokeh lens », « Bubbles lens » sont devenues courantes et génèrent des centaines de milliers de réponses sur Google…On parle de « bokeh nerveux », de « bokeh crémeux » pour décrire les caractéristiques du rendu d’un objectif.
Sur le forum chasseurs d’images, des centaines de pages ce sont remplies de discussion acharnées et sans fin ventant les mérites comparés des optiques Leitz en matière de « bokeh ».
Pour les fabricants d’optiques modernes, la nature du « bokeh » des optiques qu’ils proposent est devenu un argument marketing, même s’ils gardent jalousement secret comment ce paramètre est pris en compte dans la fabrication, se limitant le plus souvent à donner le nombre et la forme des lamelles du diaphragme.
Comme les smartphones sont de plus en plus utilisés pour faire des photos, qu’ils comportent un tout petit capteur, une focale en général assez large (correspondante à un 28 mm souvent), ils ont une grande profondeur de champ. Actuellement, des algorithmes d’intelligence artificielle sont utilisés sur les appareils haut de gamme pour fabriquer artificiellement un flou d’arrière plan quand il sont utilisés pour faire des portraits. Ce « bokeh » artificiel, ressemble plus souvent à un flou gaussien, tel qu’on pourrait l’obtenir avec Photoshop, mais la sophistication des algorithmes peut inclure la prise en compte de la profondeur (la coordonnée Z).
Certains vantent les mérites en matière de « bokeh » d’optiques « vintage », ils comportent rarement des lentilles asphériques, donc ils ne sont pas sujet aux « onion rings » c’est pourquoi je me suis livré à un petit comparatif avec des optiques qui datent des années 1970 qui peut aider au choix si vous êtes tentés par ces rendus. N’hésitez pas à ajouter vos commentaires.
S’il est légitime de s’intéresser à décrypter une image, à l’analyser, de la même manière qu’on peut analyser la forme ou le style de l’écriture d’un roman, un bokeh tournant ou crémeux à souhait ne suffira pas à rendre une image intéressante…
Liste de ce comparatif des optiques, montées sur un Sony A7RII :
- Nikkor-HC Auto 50mm f2 @f2
- Nikkor 50mm f2 @f2
- OM Olympus Zuiko 50mm f1.8 @f1.8
- OM Olympus Zuiko 50mm f1.4 @f2
- Super-Takumar 50mm f1.4 @f2
- Super-Takumar 55mm f1.8 @f1.8
- Auto-Takumar 55mm f2.2 @f2.2
- Helios-44M 58mm f2 @f2
- Fujinon XF 35mm f1.4 @f1.4 (sur Fuji XT2)
J’ai ajouté une optique moderne le Fuji XF 35mm (équivalent à un 52mm), qui est conçu pour le format APSC, utilisé ici à f1.4, pour tenir compte de la taille plus réduite du capteur et pour voir comment le « bokeh » se comporte face à ces optiques vintage.
Les photos plein cadre, réglages de post-production identiques pour toutes, exceptée la balance couleurs, que j’ai égalisée. Certains vieux Takumar donnent un rendu chaud, en raison de leurs lentilles traitées au Thorium (radioactif !!!) et jaunissant au fil des années.
Détail de la mire sur le visage du buste, la mise au point a été faite manuellement sur ce carré de mire.
Détail de la mire posée sur la chaise en léger arrière plan, permet de voir le traitement de la sphéricité suivant les optiques et le rendu du contraste.
Détail sur les cercles des hautes lumières, effet « bubbles » dans la partie centrale de l’image
Détail sur les cercles des hautes lumières, effet « bubbles » dans le coin gauche de l’image mettant en évidence la présence ou non de l’effet « cat’s eye effect »
Détail sur la plante en léger arrière plan et la nature des détails conservés ou non dans la végétation plus lointaine.
Détail sur une fenêtre de l’immeuble afin de voir si présence d’astigmatisme et le rendu du contraste.
En complément, quelques photos faites avec le Super-Takumar 55mm f1.8…